</p>Préface
& B, b; e \4 Hpar Paul Ricoeur0 o! v! b( L- U6 n. `/ C
C’est un grand honneur que me fait le Professeur KHA SAEN-YANG (高宣扬Gao Xuan Yang)de me proposer d’écrire une préface pour le livre qu’il veut bien consacrer à mon oeuvre. Mais outre cet honneur que je ressens si fort, je voudrais dire le plaisir qu’il m’est donné de pouvoir soumettre au public de langue chinoise quelques questions que je me pose sur mon propre travail. Toutes ces questions, pour lesquelles j’attends une réponse de mes lecteurs, se résument dans celle de savoir si les analyses du langage qui sont soit expressément discutées dans mes livres, sort restées implicites dans les travaux moins directement consacrés au langage, ont une portée véritablement universelle. ( R! F( Q+ l; E$ u* U3 H
: o7 r; b1 N ]% M# q* F) W4 uLes problèmes posés par la traduction sont ici décisifs, surtout lorsque celle-ci n’est plus conduite à l’intérieur de langues apparentées entre elles, comme le sont les langues européennes, et cela en dépit de la diversité réelle de leurs grammaires. A cet égard, le passage de ces langues au chinois et à d’autres langues extrême-orientales, mérite véritablement le nom d’épreuve. Ce qui est mis à l’épreuve, c’est l’ambition d’universalité de certains concepts comme discours, sens, référence, acte de discours, etc...ou de certaines thèses, comme celles que je défends dans La Métaphore Vive sur la créativité du langage, et que j’appelle l’innovation sémantique en tant qu’attribution impertinente, ou celle que je défends dans Temps et Récit concernant la structure du récit considerée comme mise en intrigue de l’action racontée. Nul n’écrirait un livre s’il ne croyait que ses concepts et ses analyses sont autre chose que l’exploitation des particularités de sa langue ou du groupe des langues apparentées. Mais cette ambition d’universalité est-elle plus qu’une prétention ?
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La réponse que je suggère est la suivante : celui qui écrit et pense dans sa langue ne peut pas faire la distinction entre ambition véritable d’universalité, c’est-à-dire vérité universelle, et simple prétention à l’universalité, et simple prétention à l’universalité ; c’est-à-dire limitation par le contexte culturel, avec son histoire et ses traditions. Seul en dialogue, longuement poursuivi entre les cultures, peut faire la part de l’universel et du contextuel dans ce qui n’est d’abord qu’nue prétention à l’uneversalité. Mais-là est le paradoxe - ce passage par la confrontation avec une culture franchement étrangère ne serait pas l’épreuve que je viens de dire, si chacun n’affirmait pas d’abord sa prétention à l’universalité, pour la soumettre au jugement de l’étranger. A cet égard, je parlerai d’universalité en puissance, d’universalité inchoative, et j’accepterai de dire que c’est l’autre, l’étranger, que, en reconnaissant dans ma culture des traits de sa culture, assigne à tels universels en puissance le statut d’universels effectifs. Le prix à payer est que je dois supposer qu’il existe dans les cultures étrangères des universels en puisance que je n’ai pas encore reconnus. De ce paradoxe résulte que c’est simultanément et mutuellement que deux cultures étrangères l’une à l’autre peuvent libérer le potentiel d’universalité véhiculé par chacune d’elles. Cette épreuve ne se réduit pas à une sociologie comparative faite du dehors par un observateur prétendu neutre, mais ne peut être conduite que par les protagonistes même d’un dialogue sans arbitre. C’est là une situation herméneutique indépassable: seul l’échange effectif et la confrontation directe entre cultures et pensées philosophiques étrangères tient lieu de l’arbitre absent. C’est cette situation au premier abord inquiétante qui donne à la traduction une place éminente. Car c’est dans le travail de la traduction que commence l’épreuve de l’universalité. En effet, le paradoxe que je viens de dire concernant la lutte entre universalité vraie et uneversalité prétendue est présupposé par l’acte même de traduire. D’une part, la traduction serait impossible et ne commencerait même pas, si nous n’étions persuadés que ce qui est dit dans une langue, sur la base d’une culture particulière, peut être dit dans une autre langue sans une perte sémantique si grande que le texte d’arrivée aurait un sens radicalement autre que le texte d’origine. D’autre part, nous savons bien que la traduction est une interprétation, à savoir la récréation du même texte dans un autre texte. Entre cette identité présumée du sens et cette altérité inéluctable du texte, se joue le drame de la traduction. D’une part, en effet, celle-ci est régie par l’idée régulatrice qu’un même sens doit pouvoir circuler d’un texte à l’autre, d’une langue à l’autre, sans quoi la traduction ne serait qu’un malentendu, au sens fort de mécompréhension, voire de falsification. D’autre part, c’est dans le contexte de sa propre langue, sur l’arrière-plan de l’histoire de sa propre langue, que le traducteur transfère le texte original qui est lui-même marqué par son contexte et l’histoire de celui-ui.
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Quelques exemples tirés de mon propre travail peuvent illustrer mon propos. Le Professeur KHA montre très bien que tous mes livres sont marqués par une situation culturelle et philosophique déterminée et typiquement occidentale, voire typiquement franco-allemande, ou franco-anglaise ou même franchement française. Au début, il y a la réception française de la phénoménologie allemande de Husserl, de l’existentialisme de Karl Jaspers, de la phénoménologie existentiale de Heidegger. Je cherche alors ma place à côté de Merleau-Ponty et de Sartre quand j’écris le Volontaire et l’Involontaire. Puis il y a la découverte de l’univers des symboles et des mythes dans le champ de l’histoire comparée : une nouvelle fois je cherche ma place à coté de Mircea Eliade, de Dumézil dans mon analyse de la culpabilité à l’époque de la Symbolique du Mal. Puis le paysage philosophique et cultural change avec la montée de la psychanalyse et du structuralisme, qui remettent en question le primat du sujet conscient, du moi, et, à la limite, de l’humanisme. Je suis à la recherche d’une pensée réflexive qui intègre à son propre parcours le long détour par les sciences humaines les plus objectives. C’est cette tentative pour conjoindre réflexion et analyse qui me conduit à jeter un pont entre l’herméneutique de Gadamer, très méfiant à l’égard des objectivations qu’il tient pour aliénantes à l’égard de la compréhension de soi, et la philosophie analytique anglo-saxonne, à laquelle me familiarise mon enseignement à l’Université de Chicage. Vient alors la phase plus constructive, ou je suis moins soucieux de me situer par rapport à des courants adverses. C’est l’époque de La Métaphore Vive et de Temps et Récit, où, comme je l’ai dit plus haut, je me concentre sur la créativité du langage, sous sa forme métphorique et sa forme narrative. Or, c’est précisement au moment ou je me sens moins tributaire du contexte philosophique allemand, anglais ou français, donc plus indépendant et éventuellement plus original, que la question à laquelle je consacre cette préface se pose avec le plus d’acuité. En effet, ce n’est pas parce qu’une oeuvre est moins marquée par la polémique contemporaine, qu’elle met necéssairement en oeuvre des concepts et des théories plus universelles." z* [2 e9 _2 r* L, h
- j# E2 ], ]1 F2 t+ R" `& S) O0 ]5 `7 jPrenons par exemple la définition du discours qui domine tout mon travail. Parler, selon moi, c’est dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un . Quatre composantes sont en jeu: dire quelque chose, c’est signifier, poser un sens; sur quelque chose: c’est se référrer aux choses, au monde à l’élément extra-linguistique; que quelqu’un parle, c’est souligner l’engagement du locuteur dans sa parole, engagement à peine visible dans la simple assertion ou constatation, engagement très fort dans le commandement, ou mieux la promesse; que ce soit à quelqu’un d’autre que je parle, implique que le langage soit d’emblée orienté vers l’autre, soit que l’autre précède l’initiative de la parole et que je sois moi-même dans la position d’écoute, soit que je sois le premier à prendre la parole, et m’adresse à un interlocuteur. Eh bien, est-ce que cette analyse du discours, est, comme je le crois, universelle? ou seulement une prétention à l’universalité, en raison des limitations culturelles et contextuelles que je ne remarque pas, mais qu’un autre peut discerner mieux que moi? - o9 T2 N" ?1 \; D% ?( d
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Je poursuis mon questionnement en me concentrant sur La Métaphore Vive et sur Temps et Récit. Est-ce que la division des tropes entre métaphore, métonymie, synecdoque etc…, est un phénomène universel du langage? L’Ironie, c’est-à-dire la possibilité de signifier une chose en disant autre chose, est-elle aussi une ressource universelle? Ces questions sont évidemment préalables à celles que je pose concernant la métaphore. Je pose alors deux questions: premièrement, peut-on analyser la métaphore dans le seul cadre du mot, en distinguant sens litteral et sens figuré? Ou ne faut-il pas adopter pour cadre la phrase entière, et considérer la métaphore comme une attribution déviante? Cette quérelle interne à la tradition occidentale, depuis Aristote jusqu’à la philosophie analytique et la philosophie herméneutique, a-t-elle une valeur universlle, a-t-elle même une signification quelconque? La deuxième question que je pose dans La Métaphore Vive conduit à la même perplexité .
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0 V [) [* Y9 l& i! Z3 M E. MJ’admet que le langage poétique, où la métaphore règne, n’est pas privé de référence, comme le soutient le positivisme logique qui n’accorde de référence qu’au langage déscriptif illustré par les sciences. En suggèrant que la poésie peut, elle aussi, dire le monde, par le biais précisement des déplacements de sens qu’opère la métaphore au plan du discours, je pose une thèse très risquée qui appelle un élargissenment considérable de la notion même de référence. En parlant de “référence métaphorique”, est-ce que je dis quelque chose de compréhensible hors de ma langue, hors de ma culture, hors de ma tradition philosophique? 6 x+ c, B- i" i1 z% r) H
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Temps et Récit pose des problèmes voisins. Aux deux questions posées par La Métaphore Vive correspondent deux questions majeures du coté narratif. Première question: est-ce que le genre narratif se reconnaît aux mêmes traits dans toutes les cultures: dispersion des incidents et unité de l’histoire racontée, conjonction des intentions, des causes et des hasards dans une même structure, union paradoxale de la contigence et de la necéssité, -enfin et surtout organisantion de l’expérience temporelle dans des unités narratives? Deuxième question: si l’on admet une certaine permanence du genre narratif, et si on peut le reconnaitre à des traits relativement stables, existe-t-il entre le temps et récit un rapport fondamental, tel qu’on puisse dire, d’une part que l’expérience humaine du temps est essentiellement portée au langage par l’acte de raconter, d’autre part que le récit se rapporte finalement à l’expérience du temps, dont il serait en quelques sorte le gardien? Et peut-on dire cela avec la même force, sinon dans le même sens, à propos du récit des historiens et du récit des romanciers? Bref, y a-t-il des universaux de l’acte de raconter? Voila les questions que j’offre à mes lecteurs, grâce à la bienveillance du Professeur KHA que je remercie une fois encore pour l’ouvrage qu’il consacre à mon oeuvre.0 O* b$ |5 B! a; [+ O
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Paul Ricoeur
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